Transition numérique et accès à la connaissance : petite histoire d’une grande secousse
En tant qu’experts du management de l’innovation, nous observons divers impacts de la transition numérique. Il nous semble qu’un des plus marquants d’entre eux est la transformation de l’accès à la connaissance.
Cette évidence de notre quotidien, smartphones à la main, a pris sa place dans le monde économique assez naturellement : l’abondance d’information et de connaissances est omniprésente... Cela vient, en partie, chambouler la proposition de valeur d’un cabinet de conseil face à une entreprise établie. Voici un petit tour d’horizon des changements de ces dernières années et de leur impact - avéré ou plausible.
Une connaissance plus accessible : de quoi parle-t-on exactement ?
En 20 ans, l’accès à la connaissance - que ce soit en tant que particulier ou dans un contexte professionnel - s’est totalement métamorphosé. En effet, partout, tout le temps et à coût marginal nul, nous avons accès à une des plus grandes encyclopédies imaginables et en seulement quelques secondes.
Soit, mais qu’est ce que cela change pour les entreprises ? On pourrait probablement creuser cette question avec des dizaines d’angles d’attaque : le changement de place du savoir, la transformation des rapports entre les plus jeunes et les plus experts, l’impact sur l’imaginaire du "Knowledge Management" idéal… mais nous nous contenterons de traiter d’un aspect : la connaissance que l’on utilise pour concevoir. Celle qui vient nourrir nos plus profondes questions d’innovation ou de renouvellement.
Exploration VS Exploitation
En effet, on a montré ces dernières années que ce qui fait une des grandes différences entre les phases d’innovation (dites d’exploration dans le vocabulaire de la recherche en gestion) et le quotidien d’une entreprise (dite exploitation) est essentiellement la dynamique d’acquisition de connaissances nouvelles.
Là où l’exploitation idéale tend à utiliser la connaissance déjà acquise, déjà présente dans l’entreprise pour en tirer le plein potentiel, une bonne exploration a plutôt pour objectif de renouveler cette base de connaissance en allant chercher ailleurs des éléments de connaissance qui seront le terreau des innovations de demain.
On pense facilement à des connaissances techniques ou technologiques que l’on attend d’une bonne équipe de recherche, mais on peut aussi y inclure la compréhension de phénomènes sociaux, de tendances, des usages, etc. Ce sont autant d’ouvertures à des connaissances nouvelles qui vont pouvoir donner naissance à des idées de produits ou services nouveaux.
Avec ces éléments en tête, on voit mieux poindre l’ampleur de la transformation apportée par le digital et l’accès transformé à la connaissance : des connaissances plus variées et plus accessibles pourraient bien être le passeport vers plus d’innovation.
Si l’on se projette un peu, qu’est ce que cela change pour nos entreprises concrètement ?
Trouver facilement la connaissance existante
On le sait tous et on le vit tous les jours : au premier degré, cela change la capacité de n’importe quel acteur à chercher les connaissances qui l’intéressent : accéder à des contenus auparavant introuvables, plus vite et à moindre effort.
A ce titre nous avons en tête deux exemples emblématiques d’outils pour accéder à de la connaissance nouvelle : les accès directs à la connaissance, et la structuration des sachants.
Trouver directement la connaissance
Le premier est l’exemple de Google qui a structuré pour beaucoup d’entre nous une bonne partie de la connaissance accessible sur internet. De la simple définition, au rapport plus complet, en passant par le MOOC, on peut aisément trouver sur Google une partie de la connaissance disponible. Le “ask google first” est entré dans les moeurs, tant dans nos vies personnelles que dans le monde de l’entreprise. C’est en tout cas l’exemple principal qu’on a en tête quand on parle de démocratisation de l’accès à la connaissance.
Trouver les sachants
Pour autant, ce n’est pas forcément le mode de recherche le plus puissant. Internet est aussi rempli de preuves de connaissances : des traces du fait qu’une personne détient probablement l’information qui nous intéresse, même si elle n’est pas officiellement publiée en tant que telle.
Certes, l’accès est probablement moins instantané : nous sommes malheureusement à plus de deux clics d’avoir le PDF tout prêt devant les yeux, mais l’interaction avec le “sachant” en direct est parfois bien plus riche, plus profonde et apporte une information souvent plus robuste.
De quels moyens disposons nous pour cela ?
Là où le monde du conseil traditionnel avait déjà développé l’utilisation des annuaires d’experts pour entrer rapidement en contact avec un sachant d’une industrie ou une autre - ces dernières années ont permis la structuration de données publiques d’une rare valeur : les annuaires professionnels comme LinkedIn qui permettent rapidement d’identifier des compétences ou des domaines d’expertise ou encore les bases publiques comme celles des brevets ou des publications scientifiques qui ont donné naissance à des outils d’identification automatique d’experts très puissants.
Avec ces approches, les entreprises sont à même, en quelques heures d’accéder à des niveaux de connaissances très profonds, même en dehors de leurs domaines habituels - ce qui était totalement inaccessible auparavant.
Et quand la connaissance que l’on cherche ne semble pas exister, est-ce que la transition numérique a changé la donne ?
Créer de la connaissance nouvelle
Probablement, oui. Une des grandes nouveautés réside dans la capacité à créer ou enrichir de la connaissance à moindre frais et à grande vitesse. En effet, une des possibilités offertes par le numérique est le passage à grande échelle : consulter plus de monde plus vite, traiter automatiquement de gros volumes de données, répartir massivement des tâches…
Sans rentrer dans le débat éthique du travail massif à la tâche ou encore du traitement informatisé de toutes sortes de données, la réalité est que nombre d’acteurs économiques travaillent avec ces approches. Alors regardons au moins ce qu’elles permettent de faire.
Accéder massivement à des populations ciblées pour créer de la connaissance
C’est toute la puissance des outils de ciblage (comme la publicité par Google, Facebook, ou Linkedin) qui permettent en quelques minutes d’entrer en contact avec des milliers de personnes pour créer un peu d’information - sur l’intérêt des gens pour un produit par exemple.
Pour glisser vers du plus qualitatif, on peut penser à des outils de sondage en ligne massifs (par exemple Surveymonkey) qui permettent d’obtenir des sondages rapides auprès de milliers de personnes en quelques heures seulement, et ce faisant, créer la connaissance que l’on souhaite sur un marché, des pratiques ou encore des tendances.
Le travail massif à la tâche & l’automatisation
La montée en puissance d’outils comme Amazon Mechanical Turk qui permettent de confier des tâches simples et répétitives à des acteurs distants et inconnus est assez impressionnante. Il est désormais possible de réaliser en quelques heures des travaux qu’il aurait probablement fallu étaler sur plusieurs mois auparavant.
Cette possibilité d’adapter instantanément les ressources disponibles, quasiment à l’infini, ouvre un monde entièrement nouveau : qu’il s’agisse à proprement parler de réaliser des tâches ou que cela soit simplement un intermédiaire pour nourrir l’apprentissage d’un futur système automatique (machine learning).
La connaissance parfaite et infinie à portée de main ?
Si la situation a radicalement changé, on ne peut pas encore dire qu’on soit arrivé à un accès parfait à LA Connaissance instantanément.
Les limites de l’instantané
En effet, si l’on prend l’habitude de cet accès instantané à l’information, il ne faut pas perdre de vue que la richesse de l’information qualitative que l’on recueille en échangeant avec un expert n’a rien à voir avec celle qu’on lira dans le rapport - du même expert. La discussion et l’interaction, même si elles sont plus coûteuses, et plus longues apportent une profondeur plus grande dont on a tendance à s’éloigner en ne jurant que par Google.
Les limites de la langue
S’il est vrai qu’un peu plus de la moitié du contenu d’internet est en Anglais, certains sujet ne vont être accessibles que dans leur langue d’origine… Cette simple barrière de langue est un frein à l’accès à certaines connaissances, et les tendances sur les langues dominantes pour demain ne sont pas claires sur le web. Toutes les prédictions à ce jour sur le sujet se sont massivement trompées : alors, investir dans le russe, le chinois ou l’arabe n’est pas encore une stratégie éprouvée.
La compréhension fine des moteurs de recherche
Pour finir, et c’est probablement le point le plus important pour la suite du débat, les algorithmes des moteurs de recherche constituent un biais. Ils privilégient un certain type d’information, un certain type de contenu. Si l’on prend par exemple les moteurs de Google, on comprend aisément qu’ils tendent à nous fournir l’information qui semble le plus faire consensus - ou qui semble intéresser le plus grand monde.
Or, il n’est pas impossible que l’on cherche l’inverse selon la tâche que l’on a à mener. Qui d’entre nous utilise plus de 3 moteurs de recherche en fonction de ce qu’il cherche à obtenir ? Qui connaît suffisamment les algorithmes pour mesurer le biais dans l’information qu’il reçoit ? Malheureusement trop peu - d’autant plus que cette compréhension est difficile à obtenir : le coeur des moteurs reste assez secret et leur complexité est croissante.
Conséquences pour les acteurs du conseil
Tous ces changements constituent une secousse pour beaucoup d’acteurs économiques.
Le monde du conseil n’y échappe pas et est sans doute paradoxalement, touché en profondeur. A mon sens, nous pouvons regarder l’impact de ces changements sous trois angles : le changement sur la proposition de valeur même du métier, la globalisation qui va avec l’accès infini à la connaissance, et le paradoxe de l’innovation qui devient central.
Peut-on encore vendre de la connaissance ?
On l’a vu, l’accès à la connaissance semble devenir beaucoup plus simple : chacun a l’impression que Google peut donner la réponse à sa question en quelques minutes. Même la création de cette connaissance semble facilitée : une statistique introuvable sur le marché automobile en Indonésie ? Quelques heures et quelques euros semblent pouvoir nous donner la réponse pour demain soir…
Alors, comment des acteurs du conseil qui se sont historiquement armés pour apporter l’état de l’art de la connaissance secteur par secteur, métier par métier peuvent-ils encore prospérer ? La réponse réside probablement dans le fait que ce n’est qu’une partie de la proposition de valeur, ou que la connaissance qu’ils apportent n’est jamais totalement publique ni accessible…
Raisonner localement est il encore envisageable ?
C’est désormais une évidence pour beaucoup, la connaissance n’est plus locale. Le terrain de jeu est mondial, et comme on l’a vu il est probablement encore polyglotte pour quelques années. L’organisation de cet accès global à la connaissance et de la capacité à travailler nativement global est probablement une des propriétés clés des acteurs de demain. Mais le problème est encore plus profond...
Si tout le monde innove plus, comment accompagner cette accélération ?
Nous l’avons abordé plus tôt, le lien entre connaissance et innovation est clairement démontré. Plus précisément, on sait aujourd’hui que la capacité d’une entreprise à innover va être catalysée par l’accès à des connaissances nouvelles. On peut ainsi trouver une part de l’explication de l’augmentation des rythmes d’innovation dans la fluidification de l’accès aux connaissances apporté par le numérique.
Mais si l’on va plus loin et que l’on veut sur-performer dans ce monde nouveau, il va falloir apporter à chacune des entreprises des connaissances plus nouvelles que les autres. La bataille ne se joue plus du tout sur l’état de l’art du secteur, elle n’est plus du tout un jeu de connaissances uniformes. Les connaissances filtrées et consensuelles de Google ne suffisent pas non plus : l’innovateur veut le direct opposé, la connaissance rare, qui n’a jamais intéressé personne et dont il arrivera à tirer parti pour une innovation inattendue.
Ainsi, la conséquence de la démocratisation de la connaissance apportée par le numérique est double :
- Elle conduit les entreprises à avoir un rythme d’innovation plus élevé, adopté naturellement par le collectif
- Pour accompagner ce besoin d’innovation - elle rend caduque le modèle historique des cabinets de conseil, centré sur la capitalisation de connaissances sectorielles.
Pour beaucoup, la réinvention est amorcée, mais il est clair que tous n’ont pas pris le virage.
Si la bonne capitalisation d’un savoir exclusif et détaillé secteur par secteur a été un facteur clé de succès des acteurs du conseil dans le domaine de l’exploitation des entreprises, la performance des acteurs du conseil en innovation - ceux qui veulent accompagner l’exploration et la réinvention des entreprises - va se jouer sur un autre volet : la capacité à identifier les bonnes connaissances au bon moment, et à les mobiliser en faisant de chaque entreprise une machine à innover efficiente et unique.
*L'article a été originellement publié sur le Revue des Ingénieurs des écoles des MINES, N°502 (Mars/Avril 2019)
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