De la conception réglée à la conception innovante

Changement de l'identité des objets, modèles d'affaires innovants, nouveaux entrants, technologies inconnues et marchés incertains : les entreprises doivent aujourd'hui faire face à des situations pivotantes, face à la transition environnementale, qui viennent déstabiliser les représentations établies de leurs objets et leurs organisations.

Dans ce contexte, l’innovation traditionnelle, incrémentale, ne constitue plus une garantie suffisante pour accompagner les transformations majeures qui bouleversent notre économie, d’autant plus qu’elles interviennent toujours plus fréquemment.

Historiquement, les efforts de rationalisation de l’activité de conception ont imposés aux firmes de régler leurs activités de conception, notamment en organisant et structurant des bureaux d’études. Mais ces structures et les théories associées peinent aujourd’hui à rendre compte des situations d’innovation de rupture, où l’identité des objets est constamment remise en question.

Cet article est un extrait du livre intitulé Introduction à la conception innovante de Marine Agogué, Frédéric Arnoux, Ingi Brown, Sophie Hooge, publié lors des Presses de Mines en 2013. Les auteurs ont évoqué les limites des théories en place et les exigences d’une théorie adaptée aux défis actuels de l’innovation intensive - la théorie C-K.

Premières rationalisations

L’histoire des différentes rationalisations de l’activité de conception retiendra principalement la tradition de la conception réglée qui s’est construite parallèlement au développement de la figure de l’ingénieur dès le début du XIXe siècle. On peut cependant retracer des tentatives plus anciennes de formalisation de l’activité conceptrice, et on considère aujourd’hui que le traité d’architecture de Vitruve, écrit au Ier siècle av.J.-C. constitue le premier témoignage d’un tel effort de rationalisation.

Ce n’est que plus tard, au début du XIXe siècle, que de nouveaux efforts vont être menés pour poursuivre cette rationalisation, incarnés par l’apparition des premiers bureaux d’études. En effet, la première révolution industrielle en Angleterre suscite l’émergence de nombreux nouveaux secteurs industriels, notamment les filatures mécanisées d’Arkwright, les machines à vapeur de Watt et Boulton et, plus tard, la naissance de l’industrie du chemin de fer.

La machine à vapeur de James Watt*

Ces nouveaux secteurs industriels entraînent une explosion de la diversité des produits et des compétences nécessaires pour les concevoir. Les firmes se dotent progressivement de capacités d’organisation permettant la structuration de l’activité en conception dite réglée, c’est-à-direune conception construite sur l’utilisation collective de règles permettant l’amélioration continue et l’accroissement de la diversité des produits.

C’est ainsi qu’on voit se développer de grands bureaux d’études chargés de penser puis de dessiner les produits et les pièces à produire, ainsi que des bureaux des méthodes, chargés des gammes de fabrication, d’assemblage et de contrôle.

Les ingénieurs travaillant dans les bureaux d’études (XIXe siècle)

Depuis la fin du XIXe siècle, ces bureaux d’études incarnent l’organisation de la conception dans les grandes entreprises industrielles. Le modèle du bureau d’études est fondé sur un raisonnement de conception basé sur l’application d’un système de règles, qui assure aux concepteurs la possibilité de générer une variété d’objets d’un certain type de manière efficace. Est associée à cette logique de conception réglée une logique d’organisation de type bureaucratie. Celle-ci est liée à lastructuration des connaissances nécessaires pour déterminer les règles de conception, et ainsi permettre la division du travail de conception.

Enfin, parallèlement à l’apparition des bureaux d’études et des bureaux des méthodes, une division des activités de conception en quatre étapes émerge. Elle est théorisée par les deux professeurs allemands Gerhard Pahl et Wolfgang Beitz en 1977 dans leur ouvrage Konstruktionslehre. Cette théorie de la conception, dite « Conception Systématique », formalise l’activité de conception en quatre étapes successives :

  • Une phase de définition fonctionnelle dont le but est de détailler les fonctionnalités que doit remplir l’objet, ainsi que la modélisation fonctionnelle du besoin ;

  • Une phase de définition conceptuelle permettant de préciser quels principes physiques sont retenus afin de remplir les exigences fonctionnelles de l’étape précédente ;

  • Une phase de définition physico-morphologique qui précise quels éléments physiques et organiques sont requis pour réaliser les principes physiques retenus ;

  • et enfin une phase dite de définition détaillée dont l’objet est de décrire les interactions entre les pièces et leur mode de production.

A chaque phase est associée l’une des grandes fonctions historiques de l’entreprise : le marketing, le bureau d’études et le bureau des méthodes.La linéarisation du processus de conception et la standardisation des modes d’échanges entre phases (cahier des charges, spécifications fonctionnelles, etc.) permettent d’accroître l’efficacité du développement de nouveaux produits. Ce mode d’organisation connaît alors une diffusion très rapide tout au long du XXe siècle, pour devenir un modèle de référence pour les grandes entreprises.

Les limites des théories de la conception réglée

Ces différentes vagues de rationalisations de l’activité de conception industrielle ont permis de répondre à une volonté de production massive de variations autour d’objets bien identifiés qui se structurent en lignées de produits. En effet, les règles de conception permettent une conception plus efficace à modèle d’objet constant, en revanche, toute rupture technologique vient bouleverser ce système de règles, et nécessite une systématisation nouvelle.

En effet, les critiques à l’encontre de la conception réglée concernent l’enfermement dans des modèles d’objets restrictifs, et donc une incapacité des organisations installées à sortir d’un « design dominant » et à remettre en cause ces modèles objets (par exemple, le secteur de l’automobile traditionnel face aux véhicules électriques).

D’autant plus que l’innovation, au sens de l’exploration de champs de valeurs nouveaux, de nouveaux modèles d’affaires, ou de nouveaux marchés, réside dans ces ruptures qui semblent inatteignables depuis les régimes de conception réglées. Ces critiques sont aujourd’hui exacerbées par un contexte d’innovation intensive qui tend à renouveler constamment l’identité des objets.

Une théorie du raisonnement adaptée à une identité des objets en mouvement

Les entreprises sont en effet aujourd’hui poussées à accélérer le renouvellement de leurs produits et à proposer des innovations de rupture. L’innovation de rupture remet précisément en question les éléments qui restent classiquement stables lors de processus d’optimisation et qui constituent ce que nous appelons l’identité des objets : business models, valeurs, fonctions, modèles d’usage, métiers et compétences, architecture des produits et services… Cette identité est une référence pérenne pour les différentes entreprises de la chaîne de valeur et pour les concepteurs au sein des firmes. Aujourd’hui, ce type d’innovation apparaît dans les secteurs les plus variés allant de l’automobile (Prius, Logan, voiture électrique) aux médias (journaux gratuits, journaux Internet en web 2.0).

Ainsi, gérer la révision de l’identité des objets apparaît comme une problématique centrale dans les questions de conception innovante. Nous avons évoqué les difficultés qu’ont les théories de la conception réglée à adresser ces questions avec les bouleversements qu’elles induisent. C’est précisément pour essayer de répondre à ces enjeux qu’est né dans les années 1990 un programme de recherche à Mines ParisTech, autour d’une théorie de la conception adaptée aux questions suscitées par l’innovation intensive. Ce programme de recherche vise à mieux comprendre et à expliciter les mécanismes sous-jacents aux ruptures des identités des produits, et a finalement donné naissance à la théorie unifiée de la conception C-K.


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  • Pour plus d’informations sur la méthode C-K, développée par Stim et basée sur la théorie de la conception C-K, téléchargez notre booklet ICI.

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